Pendant l’hiver…

Le cinéma de Nuri Bilge Ceylan est dense, violent, sans concessions avec les humains qu’il nous présente. Et pourtant il ennuie souvent, parfois même les plus initiés, qui lui reprochent ses logorrhées sans fin, ses poses esthétisantes et ses prétentions moralistes…
Il s’inspire de la longue lignée des auteurs antidramatiques qui ont jalonné l’histoire du cinéma, de Ozu à Antonioni, en passant par Bergman, Tarkovsky et parfois Wenders. Leurs œuvres s’opposent aux principes traditionnels de construction, faits d’expositions de protagonistes, transportés dans une histoire dont ils devront dénouer les fils ; la structure linéaire permet tout au long des trois actes de distiller les pics dramatiques jusqu’au Climax final, afin que le spectateur ait eu sa belle dose d’émotions partagées avec les héros auxquels il aura pu s’identifier…
Nuri Bilge Ceylan, comme ses aînés dédaignent allègrement cette façon de divertir (l’euphémisme, ici, évite la trivialité), il s’intéresse à nos êtres dans leur complexité universelle, l’essence de nos âmes, notre psyché si profondément méandreuse, et pour en extraire les sucs, attend que les passions se mettent en sommeil, que les blessures aient cicatrisé en surface. L’opposition avec le cinéma « traditionnel » devient alors flagrante ; nul besoin de poursuites, d’antagonistes pervers, de situations inextricables, chacun détient en lui la possibilité dialectique nécessaire aux confrontations. Il n’y a plus de sommets dramatiques violents, seule doit s’établir la vérité profonde, assénée par sentences alternées lors des nombreuses scènes d’oppositions dialoguées, sinon elle éclate au visage dans la campagne blanchie par la neige, où seuls restent visibles les stigmates anciens.
Hotel
Le cinéma y reste à sa place, en apportant sa dimension visuelle, supplément esthétique au récit, chez Ceylan la maîtrise est immédiatement perceptible. Les paysages, comme les visages respirent l’intelligence narrative. Le gros plan, distillé en parcimonies retenues, révèle les âmes et leurs brisures, affichant d’évidentes filiations avec les œuvres russes.
Winter Sleep
Aydin est un comédien à la carrière ratée, devenue hôtelier troglodyte en Cappadoce, région touristique au centre de l’Anatolie, en Turquie ; il reste un intellectuel, et, bien que retiré, apporte ses contributions à la presse locale sous forme d’article, il projette l’écriture d’un ouvrage consacré au théâtre turc.
Winter 2
Nihal, sa jeune épouse est aussi distante que belle, Necla, sa sœur, sort d’un divorce, elle est venue s’échouer chez eux. Ce trio dépend financièrement de la confortable situation du maître des lieux et saura le lui reprocher ; l’argent est au cœur du conflit bourgeois qui bousculera les certitudes, entamera la morale et finira par faire chanceler les convictions d’un Aydin plus mélancolique qu’il y paraissait.

En trois heures seize, Winter Sleep de Nuri Bilge Ceylan déconstruit notre homme et le laisse en lambeaux… Mais changé et prêt pour une vie plus authentique. Ce cinéma est puissant.

A quoi reconnaît-on un bon film ?

Vaste question, n’est-ce pas… C’est pour cela que je l’aborde […]

Je vais vous parler de cinéma et pas de séries, j’aborderai celles-ci une autre fois.

Comment choisir le film que l’on va regarder ce soir, ce week-end, ou avec des amis aux goûts si différents, aux vécus si disparates, aux habitudes cinématographiques si diverses. On va au cinéma pour se détendre la plupart du temps, et l’on oublie que les meilleurs films, ceux que l’on retient sont ceux qui ont apporté quelque chose à notre vie (si médiocre, bon ça va !).

Je vous parlerai, ici de cinéma « classique », j’éviterai d’aborder les différentes catégories ; nous irions trop loin vers des considérations qui vous lasseraient peut-être (fainéants!). Nous resterons au cinéma de papa, celui qu’on regarde tous ensemble. Je précise que j’adore les films d’Andreï Tarkovsky, d’Antonioni, de Nuri Bilge Ceylan et autres Bergman, mais j’aborderai une autre fois leur oeuvre…

Pour commencer, il y a le héros (ou plusieurs, ou l’héroïne…). Dans les premières minutes, nous saurons généralement si nous allons apprécier le film. Il doit être bien caractérisé, c’est-à-dire incarné avec une personnalité bien définie. Ça peut paraître évident, exprimé ainsi, pourtant ça ne l’est pas dans nombre de cas. On doit dans les premiers instants avoir une idée claire de ses forces, ses faiblesses, ses failles et ainsi pouvoir s’attacher à lui et le suivre pendant une heure et demie (voire plus), sans risque de s’ennuyer. Ensuite, l’incident déclencheur va nous embarquer dans l’histoire, une dizaine de minutes plus tard, environ. C’est le moment que vous avez tous identifié dans le film, où se passe l’événement qui provoque tout le reste : dans American Beauty, par exemple, Lester Burnham voit Angela, magnifique pom pom girl qui lui tape instantanément dans l’oeil. Elle devient son objectif dans le film, celle qui l’encourage à changer radicalement de vie, quel qu’en soit le prix (la mort !).

Voilà pourquoi dès les premières minutes, nous sentons que nous allons aimer American Beauty. Un type, américain moyen, à la vie bien réglée, monotone et triste, dont nous savons déjà qu’il va mourir, parce qu’il l’annonce dès le début, va peut-être arrêter de se palucher sous la douche et courir après une jeune écervelée, au corps parfait, en faisant voler en éclat sa sacro-sainte famille, qui lui sert de misérable refuge !

Vous m’opposerez, et vous aurez raison que ça ne suffit pas à faire un bon film, parce que jusqu’ici, nous avons qu’un divertissement pour bon père de famille en mal de sensations érotiques, naturelles, mais insuffisantes pour étancher notre soif de contenu ! C’est alors qu’intervient le deuxième élément fondamental : ça s’appelle l’objectif thématique, il sous-tend la narration, et sert de fil conducteur inconscient au héros. Lorsqu’il est mené à son terme, nous sentons comme une petite joie, une satisfaction toute naturelle, qui nous rend plus heureux, parce que nous sommes comme ça, nous aimons que les choses soient résolues… À la fin d’American Beauty, Lester Burnham meurt, mais il est « heureux », parce qu’il a trouvé un authentique sens à sa vie. Je vous rappelle que pendant tout le film, il ne rêvait que de coucher avec la belle Angela, pourtant il ne le fera pas, lorsque l’occasion se présentera. La priorité change et se retourne en bienveillance forcenée, la thématique prend le dessus sur l’objectif principal et fait de lui (magnifique Kevin Spacey) un ange pacifiste, détaché, parfois cynique face aux ridicules pulsions de la chair, nous offrant une fin totalement mystique, mais absolument logique. Sa mort est un aboutissement, presque une joie, son visage en témoigne. Magie du cinéma. C’est un bon film.

A bientôt.